SANCTUAIRES

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<< Retour Au centre du monde Par Aude-Emmanuelle Hoareau
« Le cœur c’est la pompe, l’île est un cœur, elle agit comme une pompe. On est tout le temps là, en mouvement, avec elle… », marmonnait sans relâche, Stéphane Gilles. L’homme attendait debout, dans l’obscurité, au milieu du silence, baigné dans le faible rayonnement des univers parallèles, qui gravitaient autour de lui. Deux pots de peinture périmée, posés sur une table, près du mur le plus au sud de la salle d’exposition encore vide, jouaient les sentinelles. Stéphane Gilles était seul, à peine perturbé par le déplacement des margouillats sur des cloisons qui découpaient l’espace en plusieurs portions. Il cherchait le graal, le centre de l’univers qu’il fantasmait depuis toujours, des millénaires peut -être. C’était ici, sur l’île de La Réunion dont il avait observé minutieusement les cartes géographiques, qu’il le trouverait. « C’est une sorte d’inspiration, aimait-il à dire. Derrière les reliefs dessinés sur le papier, il y a des choses à comprendre, vous savez. » Stéphane Gilles en était persuadé : le paysage est une abstraction. Il a été façonné par la main de nos ancêtres, des géants créateurs. Ils ont sculpté chaque relief de notre terre, en y déposant un message. « La terre façonnée par deux mains de géants, c’est ça, des géants, c’est nous les géants…Dieu aussi, c’est nous, on a fait ça, regarde, on a fait ça, des boules avec le monde !» Stéphane Gilles dialoguait dans sa tête, avec une autre version de lui-même, lancée dans le mouvement de bifurcation des univers. Par moments, les traits de son visage se déliaient. Son cerveau se gorgeait d’oxygène pur. Il entrait dans des ravissements d’extase et s’adressait aux astres. A des gens parfois. « Le paysage est une grande abstraction, on essaie de la rendre visible, de le comprendre. Et de le recréer. » Ce jour-là, l’artiste était arrivé très tôt à l’école d’Art, sans être attendu, presque par effraction. Il était entré dans le bureau de la directrice et l’avait saluée gentiment, avant de lui expliquer : « Patricia, je dois rencontrer une femme, elle va bientôt venir. Il faut juste que tu me donnes les clés de la salle d’expo. » Patricia avait satisfait sa demande, sans trop s’inquiéter. Il avait sûrement un projet en tête. Cet homme, elle l’appréciait tout particulièrement et ses travaux d’artiste, conciliant avec brio la géographie et la métaphysique, la fascinaient. Et puis, c’était un peu grâce à lui que l’école avait trouvé son nouveau site, beaucoup plus vaste que l’ancien. Il attirait les âmes et renforçait les ardeurs créatives. « Tu veux un café, Stéphane ? -Non merci » L’homme ne s’était pas attardé. Il avait foncé dans sa salle. Assis en tailleur d’abord, puis debout, au centre de la galerie inexploitée en cette saison, il s’était mis à méditer. « Le présent n’existe pas. Chaque seconde, tu bifurques, tu réinventes ton passé et tu modèles ton futur. Tu redessines le monde.» Foisonnantes, ses conjectures formaient une vague imaginaire, dont les bords allaient caresser l’entrée du corridor où passeraient, peut-être, les étudiants. Dans cette salle d’exposition de l’école supérieure d’Art de La Réunion, qu’il avait investi de ses fantasmes et de ses œuvres d’artiste, des dessins, des peintures, des installations… il se sentait à l’abri.
 L’école avait déménagé cinq ans auparavant, sur un site des Hauts de l’île entièrement aplani et bétonné, près de Piton Tortue, un cratère éteint culminant à 1809 m d’altitude. Elevé sous l’autorité des architectes, le bâtiment suivait les déclinaisons du terrain. On avait pu récupérer et transformer au passage les locaux d’une ancienne discothèque, la Soucoupe volante, pour y organiser des workshops et des expositions. Et c’est là que Stéphane Gilles se tenait, depuis le début de la journée. Vers dix heures du matin, l’artiste avait sorti des règles et des craies de son sac à dos, tracé des diagonales sur le sol, et tout convergeait : « Il est ici, le centre de l’île est ici, s’était-il écrié. Je dois y dessiner ma carte, pour qu’elle capte l’énergie du cosmos. Premier axe : croisée de la diagonale par des lignes nord-ouest, deuxième axe, pointe de la Rivière Saint- Etienne, pointe de la Rivière du Mât… Piton Tortue se trouve au croisement des axes géologiques, entre l’eau et le feu. Ça y est, on y est. Le centre de l’île. Le centre du monde. » Dans cette salle, Stéphane Gilles avait déjà exhibé une de ses œuvres, une pyramide de carton dont le sommet se détachait de la base pour laisser entrevoir, en son cœur, un fœtus endormi. Déjà mort, ou pas encore né. Comme nous, comme l’univers. Le cartel expliquait : la création du monde a lieu tout le temps, chaque jour. Chaque seconde modèle le continuum espace-temps. Le public avait eu son compte de géométrie et de rebonds sacrés. Et puis plus rien. Les gens avaient tourné les talons sans apprécier l’ampleur de la révélation. Au-delà de l’œuvre d’artiste, Stéphane Gilles avait offert à la vie, un nouvel élan. Un pan d’éternité. Ils n’avaient pas tous compris. Sauf Patricia qui le suivait pas à pas, depuis des années. Elle lui avait un jour demandé : « Et ce mythe, tu n’as jamais douté, tu n’as jamais cessé d’y croire ? « Je vis ça de l’intérieur, le force du mythe et du symbole, c’est quelque chose qui te prend et qui te porte, pour l’éternité. » Mais ce jour-là, Stéphane Gilles était venu dans un but précis : activer le dernier univers, celui où il se sentirait libre, affranchi des contraintes de l’espace et du temps, un univers virtuel incréé, où le rêve est la loi. Il y avait goûté par l’intermédiaire de son site Internet, www.pitontortue.re. Dans cet environnement numérique, l’écoulement tourbillonnaire de particules subatomiques décrivait un axe instantané. Une porte vers un autre monde. Pour y entre pleinement, il lui faudrait se débarrasser de son enveloppe charnelle. D’abord, dessiner sur le sol une carte carrée, pour y inscrire l’île. Stéphane Gilles a transformé l’île en cercle. A présent, elle ressemble à une tortue, la tortue des grandes cosmogonies. L’homme s’est couché dans le cercle, pour attendre la mort de son corps physique, assommé par les comprimés d’anxiolytiques. La Création est une séparation. Une direction est donnée, un multiple est créé. L’esprit se sépare du corps pour modeler de nouvelles matrices et ne plus jamais mourir. Dans quelques jours et selon son Testament, Patricia dispersera les cendres de Stéphane Gilles, sur le piton Tortue.

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